« Deux explications complémentaires sont à donner. L’une a trait à la culture d’entreprise du franchiseur, à son essence même. L’autre est liée à la disparition du marché. La conjonction des deux explique la mort de Pingouin et la quasi-disparition du produit fil à tricoter et donc des métiers afférents.
Comme précisé au début de ce chapitre, le succès de Pingouin fut d’abord une affaire de métiers industriels mais ce fut « trop longtemps » une affaire d’industriels. Que signifie cela ?
La franchise moderne est différente de celle des débuts de Pingouin et de General Motors pour qui la franchise était avant tout un réseau de distribution captif et un moyen d’écouler la production de leurs usines. La franchise moderne ne vise pas, en principe, à écouler uniquement les produits que le franchiseur sait fabriquer, ce serait plutôt vu comme de la concession de nos jours, mais à maximiser la performance et la pérennité d’un réseau quitte à acheter ce qui n’est pas produit par le franchiseur. C’est pourquoi on définit désormais la franchise davantage par le savoir-faire que par le produit vendu ou son fournisseur.
Pingouin avait déjà un savoir-faire extrêmement conséquent et en transférait efficacement la partie utile à ses franchisés mais avec une particularité de taille. Son but n’était pas de maximiser le profit des franchisés mais d’écouler la plus importante production possible de ses usines. Certes, une méthode de gestion des stocks des franchisés simple et efficace existait bien avant l’apparition de la micro informatique. Certes l’équipe de vente Pingouin était efficace pour aider les franchisés à vendre plus mais si elle s’appelait équipe de vente, c’est que son rôle était de vendre aux magasins franchisés sous l’influence industrielle de l’usine. L’équipe de vente aidait les franchisés à acheter plus et à vendre plus et non pas à optimiser leur profit.
Pour être juste, il faut dire que la micro-informatique n’existant pas encore, le métier d’animateur et d’optimiseur de la performance des franchisés était plus complexe car les informations étaient moins nombreuses, moins pertinentes et moins rapides à parvenir au franchiseur. Il faut dire que de nombreux franchisés sous performants ou victimes d’imprévus ont été redressés et sauvés par Pingouin et son équipe de vente sérieuse et compétente même si le système n’était pas construit pour optimiser la rentabilité des franchisés.
Pour être juste aussi, il faut préciser que la culture industrielle de ce groupe issu du 19ème siècle incluait le sens de la responsabilité de l’emploi. C’est ainsi que ce groupe qui avait les moyens de délocaliser sa production ou qui aurait pu, comme son principal concurrent, fermer ses usines et acheter ailleurs, s’est refusé à le faire.
Pour être juste encore, il faut rappeler que le textile fut l’un des premiers secteurs industriels à souffrir de l’ouverture des frontières aux importations en provenance des pays à bas salaire.
Certes on voit encore du fil à tricoter dans quelques boutiques pas toujours bien placées mais cela n’a rien à voir avec la grande époque des années 70-80 et ses 4500 magasins franchisés placés dans les meilleures rues de France et dont 80 % étaient Pingouin ou Phildar. Comment tout cela a t’il pu disparaître ?
Le premier facteur de disparition du marché fut l’importation de produits finis textiles en provenance des pays à bas salaire. Un pull importé devenait moins cher que les pelotes de fil à tricoter qu’il aurait fallu acheter en France pour le faire. Or l’économie a toujours été l’une des motivations des « tricoteuses ».
Le second facteur fut le travail des femmes. Plus les femmes avaient un emploi, moins elles avaient de temps pour tricoter. Plus les sites industriels ou tertiaires se concentraient, plus les villes se congestionnaient, plus les trajets s’allongeaient pour aller au travail et c’était autant de temps perdu pour tricoter.
Le troisième facteur fut l’acquisition d’un statut social et familial différent pour les femmes. Conséquence de l’emploi des femmes, leur autonomie financière croît, leur contribution au budget du ménage augmente. Leur besoin de tricoter (ou de coudre) pour réduire les dépenses d’habillement du ménage est remplacé financièrement, psychologiquement et socialement par le salaire qu’elles ramènent.
Le quatrième facteur fut la dispersion géographique de la famille. Il ne s’agit pas ici de la propension au divorce ou aux couples éphémères dont la tendance est somme toute récente mais aux déménagements liés au lieu d’emploi qui conduit les couples à s’éloigner du lieu d’habitation de leurs parents ce qui eut comme conséquence une disparition progressive de l’apprentissage du tricot par les filles, celles-ci apprenant plus souvent à tricoter grâce à leur grand-mère ou à leur tante que grâce à leur mère.
Enfin, la « ringardisation » du produit fut à la fois une conséquence et un accélérateur. L’image du tricot de plus en plus souvent attaché à des personnes sans emploi et âgées fait vieillir le produit. Et cette « ringardisation » accentue son déclin. (note : on observe désormais que le tricot tendrait à revaloriser quelque peu son image par ses aspects de travaux manuels créatifs et garderait le potentiel de valorisation affective liée au fait de tricoter pour quelqu’un qu’on aime mais il n’est pas pensable de revenir aux volumes anciens, les autres facteurs précités ne pouvant se réaliser à nouveau sauf fermeture des frontières, renfermement de la France sur elle-même, perte d’emplois féminins et paupérisation.)
Y avait-il une porte de sortie pour la Lainière de Roubaix ? C’est ce que nous verrons dans la dernière partie.